Pollock, ce drôle de père

Que j’aime ce petit monde où l’on échange par l’esprit sans parfois même se voir, juste dans l’élan du cœur, portés par cette connivence des âmes, nous voilà complices. Ainsi, je rentrai de ma virée "biennalesque" de Venise, en juillet 2015, avec les yeux pétillants de la joie rarissime d’avoir découvert un nouveau peintre, Charles Pollock, oui, le frère de… l’autre, le fou-furieux qui ne fit pas que renverser la table et imprimer un souffle déjanté dans la peinture, mais c’est une autre histoire.
Voilà donc deux œuvres antithétiques qui demeurent pourtant si proches l'une de l'autre malgré leur opposition perpendiculaire qu’elles finirent par révéler au poète Maurice Benhamou leur mariage secret… En vérité, c’est peut-être dans la radicalisation des deux artistes que la connivence apparaît. Ils se sont délibérément partagé le territoire de la peinture. La consistance, la densité, la fixité, l’énergie, ce que l’on pourrait appeler la "temporalité de la peinture", cela devient l’affaire de Charles […] La fluidité, l’étirement, le dynamisme, le vertige, c’est-à-dire "l’espace de la peinture", la part de Jackson.

Charles Pollock boit moins – quoique –, intériorise plus – quitte à ne parler que très peu voire pas du tout –, s’enfonce dans une extrême humilité et axe tout son travail vers une spiritualité moins encline à l’affrontement, laissant les accès de fureur à son cadet pour se concentrer sur le détail, la délicatesse d’un trait, d’une nuance. Travail sur la lumière, l’élan du trait, la fugacité d’une altérité, l’émotion contenue, la recherche de la perfection d’exécution. Et de ce ralentissement de l’acte formateur, infinité du dessein… jaillira une œuvre demeurée confidentielle jusqu’à sa mort – une seule exposition, en 1952, sous le nom de Charles Pima. 
Premier mystère pour sa fille qui va remonter la piste, détective de sa vie, pour aider à ce que le public découvre le travail minutieux et l’émotion procurée par la rencontre de ces peintures. Cet éléphant blanc qu’il va falloir comprendre pour pouvoir le contenir, le conduire, le montrer au mieux de sa forme… Mille œuvres, ce n’est pas rien, d’autant plus quand elles sont en partie séparées par un océan : en 1971 il quitte Big Apple et vient s’installer à Paris, où il décède en 1988.

Enseignant, Charles avait la fibre pédagogique comme d’autre la foi, c’est d’ailleurs lui qui mit son cadet sur les rails, et qui forma aussi, en partie, un certain Michael Cimino – à qui l’on doit l’un des cinq films majeurs de tous les temps, La porte du paradis –, lequel devint un ami de la famille. Après la traduction de son dernier livre par Francesca – et une brouille pour un mot trahi – le revoilà qui rejaillit du livre de Haenel, Tiens ferme ta couronne évoqué lors d’une séance de psychanalyse, porteur de l’image du mythe vivant. Laquelle s’imprime alors comme le Janus providentiel : à Jackson la modernité, à Charles l’histoire. 
Homme libre se retrouvant souvent opposé au sens commun, Charles Pollock œuvra en retrait, gardien d’une technique, d’une manière, d’une pratique, reclus volontaire, persuadé que personne ne pouvait apprécier son travail. Refusant dans les années quatre-vingt le documentaire de vingt-six minutes que voulait tourner Hans Namuth – après avoir filmé Jackson en train de peindre en 1950. Humilité ou peur de sombrer dans la folie, comme son frère qui vacilla lors du tournage pour ne plus jamais être le même : on ne peut pas saisir les secrets de la création sans conséquence !
Si bien que ce n’est qu’au début des années 2000 que le David Owsley Museum of Art présenta, à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles, une grande exposition qui permit de sortir des réserves les tableaux stockés à New York, et après de tout envoyer à Paris où Sylvia et Francesca purent réunir l’œuvre dans son ensemble et travailler à établir un catalogue raisonné.

Récit bicéphale – une trame chronologique, un dialogue avec le père disparu – porté par cet amour fou qui parviendra à renverser les aprioris et les réactions condescendantes, ce témoignage est aussi une œuvre à part entière. Titanesque travail que cet engagement de tous les instants portés par l’héritière avec toute la souffrance et l’exaltation que cela entraîne, à croire que les filles ont en elle ce supplément d’âme qui fait déplacer les montagnes. Et il en fallait du courage et de la maîtrise de soi quand le spécialiste de l’art américain vous dit que cette œuvre n’existe pas, et qu’elle n’existera pas (sic). Qu’en tant que commissaire d’une exposition sur l’art américain de 1908 à 1948 il refusera d’y intégrer Charles Pollock…
L’abnégation, la résilience, la force de Francesca Pollock me fait aussitôt penser à la fille de Dado qui consacre, elle aussi, tout son temps à la diffusion de l’œuvre de son père… 

Mais fallait-il le faire ?
Francesca a-t-elle était la Brod de son père, trahissant comme l’exécuteur testamentaire de Kafka un désir d’invisibilité ? Que reste-t-il de l’œuvre de l’artiste une fois sa mort ? Qui a le dernier mot ? Charles Pollock, effectivement ! comme l’écrira Pierre Gabaston lors de la première exposition à la galerie ETC, à Paris, car tout est en place, achevé, accompli. "Tout est accompli", la célèbre phrase qui ponctue le chef-d’œuvre de Kazantzakis, La dernière tentation. Preuve ultime que Francesca est dans le vrai depuis le début, qu’il fallait montrer cette œuvre, partie intégrante du monde, entretenant une correspondance irradiante avec nous, le public…
Ainsi, une fois encore, peinture et poésie s’unissent pour que jaillisse, non pas la vérité, mais une forme de communication compréhensible pour tous – et à commencer pour Francesca qui buttait sur l’œuvre de son père sans parvenir à trouver les clés – et ainsi offrir aux yeux de tous le bonheur d’une complicité avec la peinture, ici celle de Charles Pollock. Désormais sans son créateur, la voilà autonome et, croit-il, depuis les limbes à nous observer, qu’elle sera épargnée par la marchandisation. Utopiste parmi les purs, Charles n’était pas dupe – d’où son départ de New York pour Paris – pour préserver son œuvre il s’éloigna des vampires qui, comme Greenberg, mélangeaient les genres… 

Ainsi, Francesca aura mis au monde, en quelque sorte, cette œuvre, toile après toile, dessin après dessin, drôle de parturiente – à la manière de celles de Velickovic qui accouchent des parallélépipèdes – qui doit choisir le moment propice pour agir. Vient ensuite l’ultime étape, raconter cette vie discrète dévouée à la peinture malgré la chape de plomb que fait peser Jackson, à son corps défendant parfois, mais intimement présent malgré tout.
Ce livre est donc l’aboutissement d’un défi, formidablement relevé par la petite fille devenue gardienne du temple et ambassadrice d’un membre éminent de la peinture nord-américaine du milieu du XXe siècle. 

À noter que vous pourrez, du 20 mai au 18 septembre, découvrir l’exposition rétrospective Charles Pollock qui se tiendra à la FRAC Auvergne, à Clermont-Ferrand. Et à défaut, le site des Archives Charles Pollock.

François Xavier 

Francesca Pollock, Mon Pollock de père, 48 illustrations couleur, 160 x 200, coll. Monographies, L’Atelier contemporain, avril 2022, 176 p.-, 25 €

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