De qui Christian Dotremont est-il le nom ?

Élémentaire mon cher Watson, ce type est fou. Mais une fois que l’on a dit cela, on n’a rien dit car c’est justement dans cette folie qui n’en est pas une que Christian Dotremont se révèle, lui l’un des rares puristes à être demeuré fidèle au dessein de tenter de rendre visible, possible, cet émoi tiré de la confusion des sensations immédiates, ce frisson qui parcourt le corps dès lors que l’on est foudroyé par une vision, une odeur, un son, une saveur… Ainsi, il faut être Belge – comme Magritte, ou Roumain comme Cioran ou Tzara ; mais en aucun cas Français comme Breton qui se prenait pour le Pape – pour oser aller tâtonner derrière le tain du miroir, conserver le cap quoi qu’il se passe, tisser des alliances dans les différents mouvements expérimentaux sans ériger de dogme.
Le titre de ce pavé découle d’un logogramme que Christian Dotremont a peint en réponse au livre de Jean-Clarence Lambert (Dépassement de l’art ?, 1974), dans l’esprit avant-garde qui ne le quittera jamais. Par cet acte, il voulut mettre en garde contre une forme de mise en abyme de l’art de manière systématique, ainsi faudra-t-il toujours garder à l’esprit de dépasser l’anti-art ; mais à force de réflexes ne risque-t-on pas de sombrer dans un nouvel académisme ? On le voit, la frontière est fine, la roue tourne et un jour la révolution constate que tout a changé pour que, finalement, rien ne change… Alors Christian Dotremont sortira son joker : l’humour. Arme fatale pour déstabiliser une certitude, ponctuée du logogramme qui suggère une apologie de l’approche expérimentale ; l’anti-art est donc un paradigme qui définit le rapport de Dotremont à l’art.
Car, à l’origine, Christian Dotremont est poète dès ses treize ans – premier texte publié dans un journal pour la jeunesse dont le rédacteur en chef inventera, plus tard, un reporter accompagné d’un chien, du nom de Tintin – puis premier ouvrage publié à quinze ans. S’en suivra son renvoi du collège de jésuites et une seconde publication qui crée la légende : les portes du surréalisme s’ouvrent à lui. Christian Dotremont s’imagine en Rimbaud, il part pour Paris sous l’occupation, y croise Éluard, Picasso, Cocteau. Il rêve d’écrire un traité de linguistique surréaliste et goûte l’orfèvrerie du vers tout en décryptant les messages cachés de la peinture de Magritte. Il brille mais va bientôt se brûler les ailes… ou plutôt subir les foudres de Breton de retour d’exil. Les esprits s’échauffent, Dotremont défendant la portée révolutionnaire de l’art, c’en sera trop, la rupture est consommée.

La poésie est la méthode la plus générale qui soit – et la moins généralisatrice, la plus directe –, pour percer certains mystères de l’univers, et notamment le mystère psychologique qui oppose les hommes aux objets, un homme à un objet.
Ainsi est-elle révolutionnaire.

 

Dotremont questionne le langage et s’offre quelques manœuvres, brasse coulée dans l’encrier, jets d’images et souffle instinctif sur la page blanche : résultat, il y a plein de taches. Qu’importe, l’homme de plume est un coquin, aucune limite et surtout pas dans la manière de. Écrire n’est-ce pas peindre, d’une certaine manière ? Et puis pourquoi se restreindre, il y a aussi la sculpture, la photographie, la topographie, etc. bref, tout un panel de moyens d’expression que Christian Dotremont ne va pas se priver d’utiliser. Un artiste est libre. Et lent, il aime prendre son temps… et voyager. Cap sur la Laponie en 1956 et coup de foudre pour sa lumière. Au retour, il se lance dans un chantier immense qui va le voir muter du surréalisme vers Cobra à travers la métaphore de la porte, entrouverte, qui le rapproche de la peinture. Après Ernst, ce sera Jorn qui lui permettra d’inscrire ses mots au sein même du tableau, puis il en viendra à peindre des peintures-mots avec Alechinsky, Corneille ou Atlan. Si l’Europe est détruite par la guerre, lui y voit une possible liberté totale pour l’art expérimental.
Décidant que la capitale de l’art n’est plus Paris, il va fonder Cobra et unir les artistes expérimentaux d’Europe : le langage devient alors une matière vivante qui grandit dans le décor naturel. Voyage du corps, voyage des mots, action créatrice qui se confond avec la recherche de la femme mythique qui est toujours l’absente, celle qui apparaît pour disparaître, celle pour laquelle il écrit des lettres d’amour en forme de poèmes.

BON JOUR

Dorine aux mains blanches comme la page
avec des airs de mer suit comme un page
ses seize ans de bonjour aux ans du jour
avec des airs de nuit j’ouvre l’amour

Et Dorine aux seins bleus comme la crainte
se fait une autre bouche et les dents teintes
en désir d’arme à feu le cœur brisé
lève sa robe et lève mon baiser

Dorine au nom de sang pour ma main morte
ouvre ses mains de plage ouvre la porte
et les lèvres en vent dit sa leçon
de cœur au misérable polisson

[…]

Par la grâce de tous ces écrits ici rassemblés, nous pouvons entrer dans cette forêt qui frémit de mille lumières et découvrir les différents textes de Christian Dotremont qui nous éclairent sur les strates des passages successifs qui ont conduit cette pensée et cette poétique extraordinaires. On y croise donc Magritte est son anti-peinture, Ubac et la forêt de formes de ses photographies, Picasso dans son atelier rue des Grands-Augustins dessiner sur des pages de vieux journaux ; mais aussi Bachelard lecteur des Chants de Maldoror, Cocteau en délégué de l’autre monde, Sartre studieux à sa table du Dôme…

Presque un acte politique, la démarche de Dotremont vitrifie en témoin du XXe siècle une part importante de l’histoire de l’art, un moment fondamental qui doit figurer à sa juste place. À l’instar d’Apollinaire et du cubisme, Dotremont défendra l’art expérimental dans le collège de ses amis peintres, écrivant sur eux pour mieux peindre avec eux.
 

François Xavier

Christian Dotremont, Dépassons l’anti-art – Écrits sur l’art, le cinéma et la littérature, 1948-1978, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 944 p.-, 25€

Christian Dotremont, Abrupte fable, préface de Georges A. Bertrand, L’Atelier contemporain, mai 2022, 256 p.-, 20€

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