Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Quatre extraits de livres à ne pas manquer


Olivier Adam : La Renverse

 

EXTRAIT >

 

J’ai pris le sentier longeant les falaises. Quelques fleurs de bruyère résistaient encore, parmi les premiers ajoncs et les restes de fougères brûlées par le froid. Je suis resté un moment là-haut, le temps de griller les cigarettes qui me faisaient office de petit déjeuner, de m’emplir les poumons de goudron et d’iode congelé. Tout était parfaitement figé dans la lumière acidulée du matin. Au loin, un kayak glissait sur les eaux tout à fait lisses, d’un bleu tendre de givre, semées d’îlots où somnolaient des cormorans frigorifiés, luisants et noirs, comme recouverts de pétrole. J’ai regardé l’heure. Jacques était pointilleux sur la question. J’avais beau lui répéter qu’à cette période de l’année il n’était pas rare que personne ne passe le seuil de la librairie de la journée, il n’en démordait pas. On ne savait jamais. Il y avait toujours un petit vieux pour se pointer dès l’ouverture, et il connaissait ce genre d’énergumène, l’œil rivé à la montre et toujours prompt à se plaindre du temps perdu, bien qu’en disposant par camions-bennes. J’ai regagné la voiture, mis le contact et poussé le chauffage à fond. La soufflerie couvrait en partie le son de la radio, rendait presque inaudible le murmure des nouvelles du jour. La route longeait des champs s’échouant dans les flots immobiles, des parcelles brunes et vertes s’interrompant à l’équerre. Puis, quelques maisons s’égrenaient avant de se serrer les unes contre les autres autour d’une église et de quelques commerces, en une place où convergeaient trois rues en étoile. La première menait, d’un côté, à une plage en croissant où se retrouvaient les habitués et, en saison, les occupants des villas de famille. De l’autre, elle s’enfonçait parmi des prés jonchés de chevaux et de fermes rénovées en habitations secondaires. Si l’on poussait quelques kilomètres encore sur la deuxième, où je roulais, laissant dans son dos la guirlande de falaises, d’anses et de criques qui composaient la côte sauvage jusqu’aux confins de la baie, on aboutissait à la ville elle-même, close dans l’abri de ses remparts. R. en constituait un appendice purement balnéaire, en lisière d’un havre dont la mer se retirait tout à fait à marée basse, laissant reposer à fond de cale des dizaines de petits voiliers protégés des coups de vent et des tempêtes. C’est là que se tenait la librairie que Jacques avait fondée vingt ans plus tôt. Il m’y avait d’abord embauché à mi-temps, pour le soulager de la charge de travail que multipliaient brutalement les mois d’été. Puis à temps complet, quand des ennuis de santé l’avaient peu à peu contraint à lever le pied. Les choses s’étaient faites ainsi, naturellement, pour ainsi dire. Nous nous étions rencontrés sur la plage, où j’avais coutume de m’installer à mes heures perdues, armé de romans dont les choix avaient fini par l’intriguer. Après quelques semaines d’observation, il avait fini par engager la conversation, au sujet de Luc Dietrich si je me souviens bien, et de son Bonheur des tristes. Au fil des mois, nous avions pris l’habitude de nous retrouver régulièrement pour bavarder. Jusqu’à ce qu’il me propose de lui donner un coup de main à la librairie, si j’étais libre. Je l’étais plus que quiconque. J’ai commencé deux jours plus tard. Il n’y avait pas tant à faire, mais il me convenait parfaitement d’user mes journées au milieu des livres et à ses côtés. Et à lui de ne pas les passer seul, dans l’hypothétique attente de clients que la saison basse raréfiait. Il avait l’âge d’être mon père. Je n’avais plus vraiment de famille. Je suppose qu’on peut dire qu’il m’a pris sous son aile, sur la seule foi de mes lectures. Et qu’elles lui ont suffi à se faire une idée de qui j’étais et de ce dont j’avais besoin.

 

Je me suis garé près du bar. Trois types y sirotaient leurs cafés les yeux dans le vague. À la radio, un journaliste a annoncé la mort de Jean-François Laborde au moment précis où le moteur s’est éteint, emportant avec lui le bourdon de la soufflerie. Le nom a résonné dans le silence soudain. Étrangement, il ne m’a pas percuté immédiatement. N’a pas ouvert, à l’instant même où je l’entendais, cette brèche dans ma mémoire, cette fissure d’où allaient ressurgir tant de choses enterrées. Non. Il ne m’a dans un premier temps qu’à peine effleuré, comme s’il ne s’agissait que d’une sonorité vaguement familière mais lointaine, un peu trouble, un peu floue. N’affectant en rien les gestes que j’ai exécutés alors, tout à fait quotidiens et habituels. Tourner la clé et ouvrir la porte de la librairie, allumer les lumières, la caisse et la machine à café. Suspendre ma veste et mon écharpe à la patère accrochée à la porte de la réserve. Consulter le répondeur où ne m’attendait aucun message. Trier le courrier. Avec le recul, je pense avoir dans un premier temps érigé un mur opaque entre ce que je venais d’entendre et ma conscience. Une barrière que je souhaitais étanche, et qui me séparait d’un monde, de lieux, de gens et d’événements dont je ne voulais plus rien savoir, que j’avais fuis et enfouis au plus profond.

La matinée a passé sans événement particulier, je l’ai épuisée à lire le dernier Richard Ford dont nous avions reçu les épreuves la veille, à écouter un chanteur barbu gratter sa guitare en débitant ses trucs désespérés d’une voix rongée par l’alcool et le tabac. Deux ou trois clients sont entrés et m’ont tous réclamé le même livre, d’où j’ai conclu que son auteur avait dû faire impression la veille dans une émission quelconque. Puis je suis passé à la boulangerie m’acheter un sandwich. Comme tous les jours ou presque, pourvu qu’il ne pleuve pas, je l’ai mangé le cul planté dans le sable, guettant sur les eaux calmes la multitude de voiliers minuscules sur quoi les écoliers du coin apprenaient les rudiments de la plaisance, sous le regard de Chloé, leur monitrice, qu’on pouvait alors considérer comme ma petite amie. La mer avait rempli le havre, qui d’où j’étais se présentait comme un lac, la presqu’île s’avançant en quinconce des falaises, et par effet d’optique en fermant l’embouchure. À l’autre extrémité de la plage, les pattes dans les sables vaseux, des oies bernaches grelottaient autant que moi et finissaient par se demander si oui ou non cette coutume de descendre du Grand Nord pour se réchauffer en Bretagne en hiver était bel et bien pertinente. Moi aussi, parfois, il m’arrivait de me demander ce que je faisais là, dans cette ville, parmi ces paysages, et quelle vie je pouvais bien y mener.

 

Ce n’est qu’au moment d’entrer dans le bar-tabac que la nouvelle m’a vraiment heurté, qu’elle a commencé à filer le tissu du drap que je tendais depuis des années sur cette partie de ma vie. J’ai demandé deux paquets de cigarettes, salué les habitués du plat du jour, pour la plupart des commerçants du bourg. La fleuriste, le coiffeur, le vendeur de jouets de plage et de souvenirs, les serveuses de la boulangerie. Nous nous connaissions sans nous connaître. Ils vivaient tous ici comme lestés par une ancre, fermement enracinés dans les lieux et leur propre vie, quand je ne voguais qu’en surface, dérivais en demi-teinte. Au-dessus des tables, un téléviseur s’allumait sur une chaîne d’information en continu. À l’instant où j’y ai posé les yeux, le visage éminemment télégénique, dont rien ne trahissait l’âge véritable sinon le grisonnement des cheveux, la mâchoire carrée et le sourire charmeur au-dessus de la chemise blanche impeccable de Jean-François Laborde se sont figés sur l’écran. J’ai demandé qu’on augmente le volume. On annonçait son décès dans un accident de voiture. Suivait un rappel succinct de sa biographie. Homme politique affilié au principal parti de droite du pays. Ancien ministre délégué. Il était resté jusqu’à sa mort le maire de M., occupait une place de choix dans l’organigramme de son mouvement et avait annoncé se présenter aux prochaines élections sénatoriales, en vue de reconquérir un siège qu’il avait perdu huit ans plus tôt. Le journaliste est passé au titre suivant. J’ai signifié au patron qu’il pouvait baisser le son. J’étais un peu hagard : une partie de mon cerveau concevait que cette information me concernait, mais ne parvenait pas à comprendre en quoi. Fugacement, la pensée, absurde étant donné le temps accordé à l’information, qu’il n’avait pas été fait mention de ma mère m’a traversé l’esprit. Quant à savoir si ce constat était pour moi un motif de soulagement ou de colère, je n’ai pas su décider. J’ai payé mes cigarettes et je suis sorti. Dans la salle, quelques mots s’échangeaient au sujet de Laborde. Ah oui, je me souviens de lui, c’était quoi déjà, cette affaire ? J’ai pressé le pas. Je connaissais trop bien la réponse et n’avais aucune envie de l’entendre.

 

Quatrième de couverture > Dans La Renverse, Olivier Adam retrace l'itinéraire d'Antoine, dont la vie s'est jusqu'à présent écrite à l'ombre du scandale public qui a éclaboussé sa famille quand il était encore adolescent. Et ce faisant, il nous livre un grand roman sur l'impunité et l'humiliation, explorées au sein de la famille comme dans l'univers politique.

 

Photo : © David Ignaszewski

 

Olivier Adam, La Renverse, Flammarion, janvier 2016, 266 pages, 19 €

 

 

Joseph Vebret : L’Art d’aimer à la folie. Les passions des écrivains du XIXe siècle

 

EXTRAIT >

 

Quatre jours plus tard, à l’expiration de sa peine, le 19 mai 1897, c’est un homme brisé et ruiné qui sort de la prison. Il part aussitôt s’installer à Dieppe, mais quitte très vite la ville : les Anglais résidant sur place lui mènent la vie dure, l’insultent et font en sorte qu’il soit exclu des lieux qu’ils fréquentent. Il s’installe alors dans un hôtel à Berneval, un petit village non loin de là, sous le pseudonyme de Sebastien Melmoth. Il se sent seul malgré quelques visites de ses amis et s’ennuie. Il relit Dante, passant d’un état dépressif à la plus grande exaltation. Il pense au suicide, mais aussi à partir en Sicile, au soleil, lorsqu’il en aura les moyens. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir encore des projets littéraires.

Puis arrive en juin une première lettre d’Alfred, qui veut le revoir. Oscar reste sur la défensive : « Ne croyez pas que je ne vous aime point. Assurément je vous aime plus que tout autre ; mais pour ce qui est de nous réunir, nos vies sont irrémédiablement séparées. Il ne nous reste que de savoir que nous aimons l’un l’autre ; chaque jour je songe à vous, je pense que vous êtes un poète et cela vous rend doublement cher et merveilleux. » Une correspondance s’installe, quasi journalière, légère. Oscar parle de sa vie quotidienne et de ses lectures. Bosie insiste finalement pour venir, Oscar refuse ; il a peur du scandale que pourrait déclencher le marquis et qui détruirait toutes ses perspectives d’avenir.

Oscar est conscient de la situation. Il s’en ouvre à Gide, venu passer quelques jours à Berneval.

« Il fallait que cela finisse ainsi. Songez donc : Aller plus loin, ce n’était pas possible ; et cela ne pouvait plus durer. C’est pourquoi vous comprenez qu’il faut que cela soit fini. La prison m’a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela. – Bosie est terrible ; il ne peut pas comprendre cela ; il ne peut pas comprendre que je ne reprenne pas la même existence ; il accuse les autres de m’avoir changé... Mais il ne faut jamais reprendre la même existence... Ma vie est comme une œuvre d’art ; un artiste ne recommence jamais deux fois la même chose... ou bien c’est qu’il n’avait pas réussi. Ma vie d’avant la prison a été aussi réussie que possible. Maintenant c’est une chose achevée. Le public est tellement terrible qu’il ne connaît jamais un homme que par la dernière chose qu’il a faite. Si je revenais à Paris maintenant, on ne voudrait voir en moi que le... condamné. Je ne veux pas reparaître avant d’avoir écrit un drame, il faut jusque-là qu’on me laisse tranquille. »

En août, les bonnes résolutions d’Oscar Wilde fondent comme sucre sous la pluie normande. Comme un fait exprès, il n’échappe jamais à son destin. À croire qu’il se complaît dans l’auto- destruction. En totale contradiction avec la longue litanie de griefs énumérés dans De Profundis, il s’abandonne.

« Mon ami chéri tout à moi, J’ai reçu votre dépêche il y a une heure et je vous envoie juste un mot pour vous dire que vous retrouver est, je le sens, mon seul espoir de refaire une belle œuvre artistique. Il n’en était pas ainsi jadis ; mais, actuellement, c’est différent et vous pouvez réellement recréer en moi cette énergie, ce sentiment de joyeux pouvoir dont l’art dépend. Tout le monde est furieux contre moi parce que je reviens à vous, mais on ne nous comprend pas. Ce n’est qu’auprès de vous, je le sens, que je peux écrire quoi que ce soit. Reconstruisez ma vie brisée et, alors, notre amour et notre amitié auront une autre signification pour le monde.

Combien je souhaite que, lorsque nous nous retrouverons à Rouen, nous n’ayons jamais été séparés ! Il est entre nous de si vastes abîmes d’espace et de terre ! Mais nous nous aimons l’un l’autre. Bonsoir chéri. Pour toujours vôtre. Oscar. »

Les dés sont jetés. Pour son plus grand malheur, une fois de plus. Les amants terribles se retrouvent donc à Rouen, fin août, une seule journée, passée à se promener à pied, au bras l’un de l’autre ou en se tenant par la main. Moins d’un mois plus tard, Oscar rejoint Bosie à Aix-en-Provence après être passé par Paris pour trouver de quoi payer son voyage grâce à la générosité du poète Vincent O’Sullivan. De là, ils partent s’installer à Naples. Le 21 septembre 1897, Oscar écrit à Ross :

«Retrouver Bosie était pour moi psychologiquement inévitable et, sans vous parler de la vie intérieure de l’âme, de sa passion pour l’accomplissement de soi-même à tout prix, le monde m’a imposé ce revoir.

Je ne peux vivre sans l’atmosphère de l’amour : il faut que j’aime et sois aimé, quelque prix que j’aie à payer. [...]

Si les gens me reprochent de revenir à Bosie, dites-leur qu’il m’a offert l’amour et que, dans ma solitude et ma disgrâce, après avoir lutté trois mois contre un ignoble monde philistin, il est tout naturel que je revienne à lui. Certes, je serai souvent malheureux, mais je l’aime encore : le simple fait qu’il ait ruiné ma vie me porte à l’aimer. [...]

Je pense qu’il sera gentil pour moi ; c’est tout ce que je demande. Faites donc comprendre aux gens que mon seul espoir de vie ou d’activité littéraire était de retourner au jeune homme que j’aimais avant qu’un résultat aussi tragique ait entaché mon nom. »

 

Ce bonheur ne sera que de courte durée. Le coup de semonce n’est pas du fait des caprices de Bosie ou de son caractère entier. Non. De ce point de vue, tout se passe à merveille entre les deux amants trop heureux de se retrouver sous le soleil méditerranéen. Mais de Constance, alertée par on ne sait qui. Elle vient de lui écrire en des termes on ne peut plus précis : « Je vous interdis de voir Lord Alfred Douglas. Je vous interdis de reprendre votre existence ignoble, démentielle. Je vous interdis d’aller à Naples et je ne vous permettrai pas de venir à Gênes. » Pour toute réponse, il part visiter Capri avec Bosie. La sanction ne se fait pas attendre : la pension est suspendue. Le mois suivant, c’est au tour de la mère d’Alfred de lui couper les vivres.

Début décembre, sans un sou vaillant en poche, les deux amis n’ont d’autre échappatoire que de se séparer. Bosie quitte Naples, laissant Oscar seul au milieu des décombres de sa triste existence. Entre temps, le génial créateur avait achevé la composition d’un poème, La Ballade de la geôle de Reading, en forme de réquisitoire contre la prison. Sa parution en volume est un véritable succès qu’il entend mesurer à Paris, où il débarque le 13 février 1998. Il emménage dans un hôtel de la rue des Beaux-Arts. En avril, il apprend, consterné, la mort de sa femme. Une chute dans un escalier, liée à un faux pas, a entraîné une paralysie évolutive. Touchée à la moelle épinière, elle est morte des suites de l’opération de la dernière chance. Un an plus tard, Wilde ira se recueillir sur sa tombe.

Il revoit Gide, côtoie Alfred Jarry, Toulouse-Lautrec, Auguste Rodin et Sarah Bernhardt, mais ne cherche pas à retrouver la gloire d’antan. Quelque chose en lui est cassé. Il fréquente même Esterhazy, qui lui avouera être l’auteur du faux qui condamna Dreyfus.

 

Alfred Douglas, qui a perdu son père en janvier 1900 et récolté un confortable héritage, s’installe avenue Kléber. Ils se revoient, de temps à autre. Mais, plutôt que d’aider son ami, Bosie dilapide sa fortune d’un hippodrome l’autre. Épuisé par les rigueurs inhumaines de la prison, usé par les excès, délaissé par Alfred, Wilde est devenu, comme il le dit, « une épave à bout de nerfs ». Presque indigent, il change pour un autre hôtel beaucoup moins cher, dans lequel il dispose de deux chambres, « une pour écrire, l’autre pour l’insomnie ». Il a perdu de sa superbe, cherche désespérément quelque subside, emprunte, mendie auprès de ses amis, se laisse aller, vidé. Il n’a plus d’énergie. C’est la fuite en avant. Criblé de dettes, il fréquente quelques hommes qui l’entretiennent momentanément. Un soir, alors qu’il dîne avec Bosie au café de la Paix, il s’enhardit à lui réclamer une forte somme. Alfred se cabre, c’est la dispute.

— Vous vous comportez avec moi comme une vieille putain, lui lance-til.

— Si vous ne reconnaissez pas la validité de ma demande, rétorque Oscar, il n’y a rien à ajouter.

Rideau !

 

Quatrième de couverture > Madame Bovary, Le Lys dans la vallée, Notre-Dame de Paris, Le Rouge et le Noir… Les chefs-d’œuvre littéraires du XIXe siècle ont accordé une grande place à l’amour. Pourtant, entre déceptions, trahisons et passions destructrices, les affaires de cœur n’ont pas épargné les écrivains de l’époque. Il y a les amoureux transis comme Balzac qui, après dix-huit ans et plus de 400 lettres enflammées envoyées à Mme Hanska en Ukraine, épousera cette belle Polonaise mais mourra après cinq mois de mariage seulement. Ou Stendhal : épris de Matilde Dembowski et attendant en vain qu’elle lui ouvre son lit, il s’imposera trois ans de chasteté. Les amants compulsifs, comme Alexandre Dumas ou George Sand dont l’un revendiquera 500 enfants illégitimes et l’autre multipliera les aventures amoureuses dans l’espoir de connaître enfin le plaisir qui se dérobe. Les jaloux maladifs, à l’image de Victor Hugo. Il séquestre sa maîtresse Juliette Drouet pendant cinquante ans, lui interdit de sortir sans lui, de lire la presse et la somme de lui adresser une lettre d’amour par jour. Les névrosés comme Gustave Flaubert qu’un insurmontable complexe d’Œdipe empêche de s’abandonner pleinement à celle qu’il aime. Les provocateurs, enfin, comme Verlaine et Oscar Wilde : aveuglés par la passion, ils sacrifient tout aux amours interdites.

Dans une veine romanesque, Joseph Vebret fait revivre le xixe siècle littéraire. Car ces histoires d’amour ont irrigué le génie créatif de ces auteurs et ensemencé leur œuvre. Elles ont également conduit ces précurseurs à rompre avec les conventions utilitaristes du mariage pour placer l’amour au centre des rapports entre hommes et femmes.

 

Joseph Vebret, L’Art d’aimer à la folie, Les passions des écrivains du XIXe siècle, Éditions du Moment, février 2016, 310 pages, 19,95

 


Adam Thirlwell : Candide et lubrique

 

EXTRAIT >

 

Oui, ôter vos vêtements, puis les remettre, devant quelqu’un que vous ne connaissez pas, est la chose la moins naturelle au monde. Peutêtre estce pour cela que le désir est nécessaire, sinon personne ne se désaperait du tout. Toutefois, comme en réponse à ma gaucherie, Candy m’a gentiment fait signe de venir sous une couette que quelqu’un avait sortie – une couette d’enfant imprimée de ballons allongés – et une fois de plus j’ai été frappé par sa tendresse, par son amour et son attention pour moi, tandis que nous étions assis là, sur le sofa, en observation, et en retour j’ai éprouvé pour elle une tendresse absolue, moi aussi. Mais tout de même, je ne le recommande pas – d’être présent à une orgie, assis à côté de votre femme, tout en regardant une fille auprès de qui vous vous êtes récemment réveillé dans une chambre d’hôtel, elle nue et en sang – à moins que vous ne soyez un seigneur de la drogue habitué à avoir de nombreuses femmes et maîtresses. De tout temps, mon aptitude à la transgression avait été très réduite. Les infractions habituelles, les classiques vols d’ordonnances ou sauts de portillon dans le métro, le machisme outrancier consistant à tringler la domestique, je les avais toujours considérées comme audelà de mes capacités. Et donc la nudité que je voyais autour de moi – car à présent de plus en plus l’atmosphère était joyeuse et comblée, et une grande quantité de gens à différents stades de nudité s’embrassaient, je dis grande quantité, ce qui ne correspondait peutêtre qu’à neuf ou dix personnes, mais cela fait déjà, me sembletil, une grande quantité de nudité à observer – me paraissait très intimidante, et par réaction je sentais que mon attention voulait migrer, tout simplement s’enfuir audelà de la frontière, dans les vastes champs déserts. J’ai souvent du mal à me concentrer sur une seule chose à la fois, et d’être ici comme ça, je me sentais très contraint, voire pris au piège, entraîné par le Destin et les très hautes étoiles – comme le moment où le psychopathe et son couteau fondent sur vous, sur le palier à l’étage du haut, et que vous savez que le planton en bas, dans sa voiture de police garée dans la rue juste en dessous, qui se fume tranquillement un cigarro et se déguste une empanada de carne, ne risque pas de voler à votre secours. Et pourtant j’ajouterais que, comme en toutes choses, prédire le degré précis de l’inconfort que vous aurez à subir n’est pas une profession de tout repos. J’imaginais que les problèmes d’une orgie entre amis proches seraient relativement limités, qu’il s’agirait de problèmes relatifs au statut de spectateur. Pour ce qui était du statut de spectateur et de la jalousie, je pouvais à l’extrême limite trouver un arrangement. En revanche, les prodigieux désastres audevant desquels je courais étaient quelque chose de bien plus fantastique, et soudain j’ai eu la vision de mon père et de ma mère reclus dans leur chambre à coucher, pas si loin de là, ma mère regardant les émissions tardives à la télé, mon père en train de ronfler, ou dans son bain, et j’ai ressenti une tristesse absolue, un sentiment proche de l’abandon, comme si tout ce à quoi j’avais toujours aspiré était la comédie miniature de mes parents. Mon père avait coutume de lire les journaux à voix haute à ma mère, et ils commentaient la scène dans son ensemble sur le mode de la dérision. Cette sorte d’intimité me semblait à présent très lointaine et romantique, romantique peutêtre précisément parce qu’elle paraissait tellement impossible et éloignée.

 

Tandis que nous étions assis là, sous la couette, Romy s’était approchée d’une manière gracieuse et affable, nous apportant encore plus de drogues à consommer – et j’étais content de les prendre car j’avais besoin de ressentir les choses autrement que telles que je les éprouvais pour l’instant. Le problème, toutefois, avec les stupéfiants, c’est que si vous en prenez en société, ils auront des effets non seulement sur vous mais aussi sur les autres, et il est très difficile de contrôler la manière dont autrui réagira. C’est une raison de plus à ajouter à cette paperasse infinie accumulée en dossiers expliquant pourquoi la société idéale est si éloignée et impossible. Dans un doux nuage flou nous étions donc assis, peutêtre partagionsnous des Dragibus, peutêtre racontionsnous des plaisanteries, jusqu’à ce que je comprenne ce qui se passait à côté de moi : Romy et Candy étaient maintenant en train de s’embrasser. Et dans mon nuage, et mon état de confusion général, j’ai compris que j’étais invité à considérablement réprimer mes sentiments – car si la simple vue de Romy m’avait paru difficile, cette étreinte avec ma femme était une nouvelle énigme – et je n’étais pas certain d’être à la hauteur. C’était comme assister à un koan en direct. Non pas que cela fût nouveau, je ne pense pas, du moins pas totalement. L’effet fondamental de toutes nos drogues était de rendre possibles des choses qui, auparavant, ne l’étaient pas, et si cela est une avancée, je pense que c’est aussi possiblement la raison pour laquelle la loyauté est plus compliquée pour moi et mes camerados qu’elle ne l’était pour nos heureux parents. C’est l’un des grands accomplissements de l’ère dans laquelle nous vivons, cette ambiance de partage tous azimuts, mais cela peut aussi être stressant. J’avais déjà été confronté à des dilemmes similaires, prenez par exemple quelque chose d’aussi dérisoire que l’acception générale selon laquelle, si nous étions tous les trois en pleine discussion, et que Romy ait eu besoin d’aller aux toilettes, elle pouvait tout naturellement nous faire signe d’entrer avec elle, Candy et moi, sans peutêtre que quiconque remarquât qu’il pouvait s’agir d’une nouveauté. Et une fois dans les toilettes, c’était comme si deux cadres temporels se superposaient. Il y avait l’ancien, où je faisais comme si rien d’étrange ne se passait, et le nouveau, plus secret, où ça m’excitait très légèrement qu’elle fasse ça – je ne veux pas dire qu’il y ait quoi que ce soit de visible quand une fille fait pipi, elle se penche juste en avant tout en vous parlant, et, abracadabra, vous pourriez être sur une banquette aux lignes pures dans quelque charmant restaurant de la périphérie, il n’empêche, la scène m’excitait, et rien de tout cela, bien sûr, ne pouvait être montré à Candy. Tout comme maintenant je l’observais en train d’embrasser Romy, et j’essayais de trouver le regard qui pourrait convenir, qui était somme toute le regard qui conviendrait à Candy, car je ne souhaitais pas que le voile de l’illusion fût arraché de nos yeux. Mais comme je ne savais pas du tout quelle pouvait être la démarche convenable – Candy voulaitelle que je me joigne à elles, ou que je regarde, ou que je ne sois pas du tout impressionné, car personne n’a envie d’avoir épousé un type qui est un pervers, qui a une dévorante obsession malsaine pour les filles qui aiment aussi les filles –, j’ai opté pour l’attitude la plus neutre possible. Je suis resté assis, en tâchant de sourire. Parfois un sourire n’est pas du tout chose facile, de même que pleurer, mais néanmoins j’ai essayé de faire ça pour ma femme, car je l’aimais énormément. Et il s’est avéré qu’avec une telle attitude, je pense que j’aurais pu tenir très longtemps. Je me sentais à l’abri en poursuivant sur ce mode. Candy et Romy étaient à présent toutes les deux nues sous moi, par terre, la tête de Candy reposant sur le bord du sofa où j’étais assis, bien calé sous la couette. Mais c’est seulement après quelques minutes que je me suis rendu compte que Candy m’adressait la parole et me faisait signe de les rejoindre.

 

Quatrième de couverture > Le héros de Candide et lubrique est un jeune homme bien sous tous rapports. Marié à une femme qu'il aime, ce garçon rêveur vit chez ses parents et cultive son image d'ex-enfant prodige. Un matin, il se réveille dans le lit de sa meilleure amie, inconsciente après ce qui semble avoir été une nuit d'excès en tout genre. Premier faux pas d'une série de mauvais choix - volontaires ou guidés par un Destin farceur ? - qui mettront son équilibre psychique à rude épreuve, d'adultères en abus de drogues, d'orgies en braquages au pistolet à eau... Dans cette fable en forme de cauchemar éveillé, qui rappelle parfois l'admirable De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas De Quincey, Adam Thirlwell déploie toute son insolence et son ironie pour décrire un monde en proie à toutes les violences, toutes les folies.

 

© Photo : Patrice Normand

 

Adam Thirlwell, Candide et lubrique, traduit par Nicolas Richard, L’Olivier, février 2016, 395 pages, 23 €

 


Bernard-Henri Lévy : L’Esprit du judaïsme

 

EXTRAIT >

 

Mais, quand les fièvres se seront apaisées et que les derniers nostalgiques de la querelle ancienne auront rendu les armes, on mesurera l’amplitude du tremblement de terre que fut Vatican II et ses répercussions au pays de Bernanos et de Maurras.

On mesurera la longueur du voyage, le plus long de son pontificat, que fit, en 1986, Jean-Paul II quand il franchit les quelques centaines de mètres qui séparaient le Vatican de la Grande Synagogue de Rome.

On racontera cette révolution, ce saut, au terme desquels les meilleurs des catholiques, ceux qui avaient le souci profond d’une entente avec le peuple du Livre, basculèrent - car tout est là – de la vieille idée selon laquelle les Juifs devaient être respectés car ils étaient leurs « pères dans la foi » à l’idée, complètement différente car impliquant, tout à coup, une égalité pleine et entière, selon laquelle ils étaient leurs « frères aînés ».

On fera gloire à ces intellectuels de l’après-guerre que furent Claudel dans ses derniers textes, Mauriac dans sa préface au Bréviaire de la haine de Poliakov, Mari tain lui-même, l’ancien antisémite Maritain, adressant son message fraternel à la conférence de Seelisberg de 1947 ; on leur fera gloire d’avoir pris claire conscience du fait que cette ancienne histoire de « père » et de « fils » restait, sous ses dehors d’apparente bienveillance, prisonnière d’une logique condamnant le père à mourir afin, comme dans la vie, de renaître et de s’accomplir dans son fils ; et on leur reconnaîtra le mérite immense d’avoir inventé l’idée simple, très simple, mais neuve comme un premier matin, de deux frères égaux en dignité, contemporains selon le temps non moins que selon l’esprit et scellant une autre sorte d’alliance, ni ancienne ni nouvelle puisque ce sera une alliance entre pairs explorant, non plus tour à tour, mais ensemble, la double voie d’accès à l’Être.

Le jour où cette histoire s’écrira, il faudra aussi comprendre, naturellement, ce qui s’est passé, en profondeur, pour que l’on en arrive là.

Il faudra reconstituer, en détail, l’itinéraire spirituel de ces femmes et hommes qui opérèrent, au milieu du XXe siècle, cette minuscule mais décisive substitution du frère au père et de la théologie de « l’alliance jamais révoquée » à la vieille théologie de la « succession » du « Nouveau Testament » à « l’ancienne Loi abolie ».

Est-ce l’événement de la Shoah ?

La prise de conscience, chez les chrétiens de type Bernanos, de la participation de l’ancienne théologie au crime nazi ?

Une maturation plus lente, plus profonde, qu’il faudrait faire remonter au Péguy du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et qui culminerait avec mes condisciples « Talas » de la rue d’Ulm, fondateurs de la revue Communio, Jean-Luc Marion ou Rémi Brague ?

Un retour à la case départ, c’est-à-dire à l’Evangile selon Matthieu et à ce judéo-christianisme («je ne suis venu que pour les brebis égarées d’Israël... ») qui aura été une tendance forte, mais tôt refoulée, du christianisme des origines ?

Ou bien la crise des Eglises ?

Leur perte de confiance en elles-mêmes ?

Ce vide, presque ce gouffre, qui s’est fait dans la conscience chrétienne et qui, comme dans la nature qui a toujours horreur du vide, aurait engendré ce besoin du Juif qu’illustre le discours nouveau sur le « grand frère » ?

Le salut par le frère, alors ?

Le judaïsme comme une bouée de sauvetage au creux de la tempête qui fait rage ?

La main tendue de l’origine qu’il faut coûte que coûte saisir quand on s’est perdu, trop confiant, sur les longs chemins de l’Histoire ?

Le geste désespéré de qui a compris que seul ce mouvement vers la source, conspuée depuis des millénaires, a peut-être une chance de revitaliser le corps souffrant de la chrétienté ?

Ou, encore, cette persécution nouvelle, inattendue et planétaire, dont les chrétiens deviennent, eux aussi, la cible et qui créerait avec les Juifs une communauté de destin inédite ?

Au fond, peu importe.

Car le résultat est incontestable.

Même s’il se trouve toujours des combattants d’arrière-garde, même si l’on a pu voir un pape, Benoît XVI, plaider, encore récemment, dans un livre d’entretiens avec Peter Seewald, pour l’ancienne théologie de la substitution au motif (sic) que « les juifs n’aiment pas trop » entendre parler de « frères aînés » car le « frère aîné », dans une « tradition juive » marquée par l’histoire de Jacob et Esaü, est « aussi le frère réprouvé », la ligne générale reste bien celle de Nostra Aetate.

Et quand un autre pape, François, déclare, le 13 juin 2014, dans une interview au quotidien catalan La Vanguardia, qu’« à l’intérieur de chaque chrétien se trouve un juif » et que, si c’est en chrétien qu’il effectue, chaque jour, lui, le pape, le rite de l’eucharistie, c’est en juif qu’il prie les Psaumes de David (« Mi oraciôn es judfa »...), force est d’admettre qu’il s’est passé quelque chose d’immense : les catholiques ont délivré la synagogue aveugle et lui ont bel et bien retiré le bandeau qu’ils lui avaient mis sur le front - celle de Notre-Dame de Paris avec son sceptre brisé, sa couronne tombée et son casque grotesque, trop grand, posé de travers, qui la contraignait à un humiliant et piteux déhanchement non moins que celle de la cathédrale de Strasbourg, sublime de beauté et dont le fin voile qui lui bandait les yeux était déjà comme un accessoire de la grâce.

Les Juifs de France et du monde ont d’autres alliés, sans doute.

Ils en ont chez les athées, les agnostiques, les sans foi, les libres-penseurs.

Ils en ont - et pas assez ! - chez les fidèles de la troisième religion du Livre qui est aussi la plus rétive, pour le moment, à cette modalité du rapport au texte que les Juifs appellent l’étude.

Mais l’alliance la plus décisive, celle qui vient de plus loin et qui range à leurs côtés le plus grand nombre de divisions, celle, aussi, que l’immensité des malentendus surmontés rend d’autant plus solide, est celle avec les chrétiens.

Les nazis l’avaient déjà compris, vouant aux mêmes gémonies, dans leurs parades SS, « Christ, ce cochon de Juif ».

Un antinazi d’aujourd’hui doit impérativement le comprendre et travailler, plus que jamais, à consolider ce nouveau pacte.

 

Quatrième de couverture > Pourquoi les Juifs sont à jamais glorieux.

Où est Ninive aujourd’hui – et que s’y passe-t-il vraiment ?

Proust et le Zohar, Claudel et le Livre d’Isaïe.

Vivons-nous, ou non, le retour des années 1930 ?

Pourquoi il n’est pas demandé de croire, mais de savoir.

Comment le Royaume des Hébreux a inspiré l’idée française de République – et quand ce fait a été occulté.

Lacan et la Kabbale.

Ce qu’Auschwitz eut d’unique.

Quand un talmudiste invente la langue française.

Pourquoi l’antisionisme est le masque de l’antisémitisme de masse.

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A quand un Talmud musulman ?

Une conversation avec Romain Gary, une confidence de Michel Foucault.

Partir ou rester ?

Le sable contre la terre.

Solal le fort, et sa couronne de carton.

Qu’est-ce qu’un « Peuple Élu »?

Quand Louis Althusser jetait les bases de la grande alliance judéo-catholique.

Ce que veut dire « être Juif ».

Itinéraire personnel, familial, intellectuel, d’un philosophe qui, trente-sept ans après Le Testament de Dieu, donne L’Esprit du Judaïsme.

 

© photo : JF Paga

 

Bernard-Henri Lévy, L’Esprit du judaïsme, Grasset, février 2016, 448 pages, 22 €

 

Sélection réalisée par Annick Geille

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