L’altérité selon Michel Leiris : de L’Âge d’homme à L’Afrique fantôme

Est-ce une certaine lassitude de la vie littéraire parisienne ou une radicale prise de position qui vit Michel Leiris rompre avec André Breton et le mouvement surréaliste - ou un peu des deux ? Ce qui est certain, c’est que Leiris étouffait dans la capitale, il avait besoin d’air, et du grand air : aussi, accepta-t-il de participer à la mission ethnographique Dakar-Djibouti (mai 1931-février 1933). Un voyage durant lequel il prendra des notes, un carnet de route qui deviendra un livre de souvenirs.

 

L’Âge d’homme n’étant pas disposé dans l’ordre chronologique, Michel Leiris hésitera à le qualifier d’autobiographie. Pourtant, à la lecture de Lucrèce, Judith et Holopherne – le noyau central de l’œuvre écrit en décembre 1930 et publié ici pour la première fois – rien ne vient suggérer que l’auteur pourrait avoir des ambitions littéraires. Ce ne sont que des souvenirs d’une enfance évaporée...

L’Afrique fantôme, en revanche, est un journal construit à partir des carnets de route, et ambitieux.

 

Ces deux livres sont le résultat d’une pénible traversée du surréalisme qui éreinta Leiris qui ne voyait pas de sortie positive possible mais plutôt poindre une débâcle annoncée : cette faillite ressentie du concept le poussa à rompre avec le mouvement. Et comme par effet de ricochet, ce fut la bérézina dans sa vie personnelle : il avait les plus grandes difficultés à s’adapter à l’âge d’homme et plus particulièrement à la condition conjugale.
Ce revers lui fait prendre conscience de son inaptitude à la mode de cour qui agite les débats théoriques menés par un petit groupe d’intellectuels dits d’avant-garde. Cela le rend nerveux, il se sent en insécurité. Même au sein d'un petit groupe d'amis, une simple bande qui n’arborait ni nom ni slogan, et se réunissait rue Blomet, dans l’atelier d’André Masson, il éprouvait de la difficulté avec cette insouciance quasi-dogmatique qui habitait tous ceux qui s’y retrouvaient. Il quêtait la solitude et l'ouverture.

 

Malgré sa rencontre avec Robert Desnos dans les prémices du lancement de La Revue surréaliste, Leiris, pourtant surréaliste passionné, sera toujours sur la défensive, doutant, allant jusqu’à parler de l’abominable intellectualité surréaliste (1928). Même son amitié avec Bataille ne le fera pas changer d’avis, il se désintéresse de tout ce qui pourrait l’entraver.
Cette rupture avec le surréalisme marque pour Leiris la fin d’un mythe, celui d’une restauration, par la poésie, du contact archaïque avec un monde linguistique maternel, ce mythe d’une écriture poétique qui arriverait à redonner vie à un rapport pré-littéraire avec le langage. Une sorte d’archi-langage qui ne serait pas simple outil d’expression mais bien la source d’inspiration. Le doute s’installe et arrive la crise de 1929 qui parachève l’impression de faillite du système de valeurs sur lequel il avait misé en 1922. Sa vocation même est remise en question, mettant à vif une certaine incompatibilité entre la pulsion graphique et la vie littéraire parisienne. La dépression nerveuse parachève le désastre.

 

Courage fuyons ! Sauvé par l’écriture, entre poésie et écriture automatique, porté par l’aventure au-delà des mers, Michel Leiris ira vers une écriture sans écrire, il espérait pouvoir écrire sans penser, que les pages se noircissent sans s’affirmer littérature, juste écrire parce qu’il ne pensait rien savoir faire d’autre. Or, à chaque lecture, il s’irrite du caractère littéraire qu’il perçoit encore, son journal est le témoin d’une mue : il devient (trop) attentif à lui-même et ce journal devient le journal de lui-même. Il dira un "journal de journal".

 

La carrière d’ethnographe de Leiris, inaugurée par la mission Dakar-Djibouti, est en réalité plutôt une fonction de muséographe. Quand Griaule le recrute, le Trocadéro n’abrite pas encore le musée de l’Homme, ce n’est qu’en 1937 que l’institution changera de nom avec une démarche visant à s’adresser aux masses. Un sentiment de fraternité règne alors : il s’agit d’ouvrir les musées en général, ce qui ravit Leiris qui écrira : "Il est certain qu’à notre époque, l’une des tâches les plus urgentes est une large diffusion des sciences anthropologiques, base concrète d’un nouvel humanisme à l’avènement duquel aucun esprit indépendant ne saurait cesser d’aspirer."


Fruit d'un long travail de recherche dans les archives de la Bibliothèque littéraire Doucet, ainsi qu'à New York,
Denis Hollier nous ouvre les portes d'un drôle d'univers avec un foisonnement de notes en fin de volume qui enchanteront les curieux et les amoureux du détail.
L’ordre de ce volume ne suit pas la chronologie des premières publications ni celles des dernières éditions en revues : dans un souci de cohérence pour le lecteur du parcours de vie et d’écriture qui a été celui de Leiris, l’organisation du sommaire s’est faite en fonction de la date de fin de leur rédaction, laissant alors de côté les aléas de la vie qui firent que l’auteur remit ses manuscrits à ses éditeurs de manière sporadique, voire que ces derniers le firent patienter parfois jusqu'à quatre ans.

Cependant, pour chaque livre, l’état du texte qui a été retenu est le dernier que l’auteur ait réellement revu, avec, en appendice, des textes et des documents qui entretiennent avec les ouvrages ici rassemblés des liens génétiques ou thématiques étroits : projets manuscrits, textes de présentation, extrait du Journal de Leiris, articles publiés par lui, etc.

 

PS –

Ce volume contient : préface, chronologie, note sur la présente édition, Lucrèce, Judith et Holopherne, L’Afrique fantôme, L’Âge d’homme, Miroir de la tauromachie ; Appendices ; Notices et notes, index.

 

François Xavier

 

Michel Leiris, L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, édition publiée sous la direction de Denis Hollier, avec la collaboration de Catherine Maubon et de Francis Marmande, Gallimard, coll. "la Pléiade n°600", relié pleine peau sous coffret illustré, novembre 2014,1456 p. – 68,00 € jusqu’au 28 février 2015 puis 75,00 €

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