Nos anges : la faillite corse selon Jean-Baptiste Predali

Sur elle le lapis mesquin du ciel, son indifférence, et sur nous la honte de cautionner la perte de la langue française sous couvert d’ouverture, de mixité, alors qu’il s’agit d’une mise au pas, d’un renoncement avoué sous couvert de grand marché libéral : on vend notre âme en cédant notre langue, donc notre culture, notre nation, donc notre Histoire, à ces dieux immondes venus d’outre-Atlantique avec leur société numérique, mais ce sera, une fois de plus, de l’extérieur que le salut viendra, que la Résistance s’organisera. Après les frondeurs québécois qui interdisent l’introduction du moindre mot anglais dans leur syntaxe, c’est plus près de nous, en Méditerranée, en terre corse, que le souci de préservation, d’embellissement, de propagation de la langue se présente, des langues devrai-je dire pour être plus précis, car en Corse, s’il demeure ce bataillon d’écrivains qui signent de très beaux textes français, ils n’en demeurent pas moins, aussi, défenseurs et protecteurs de leur langue native, d’origine, première si j’ose dire, la langue corse.
Mis à part Richard Millet, Alain Fleisher et Tatiana Arfel & Robert Alexis – tous deux chez José Corti et passablement ignorés par les chroniqueurs – ce sont bien le désormais célèbre Ferrari (Goncourt 2012), le très prometteur Biancarelli dont Murtoriu (initialement publié en corse) fut fort apprécié et Orphelins de Dieu (très attendu pour la rentrée), et Predali – qui dépose aussi sa pierre sur l’édifice en reconstruction –, qui portent dignement notre littérature vers ses sommets, qu’ils en soient publiquement remerciés.

 

Par la grâce d’un style tourbillonnant et poétique qui joue de la mise en page pour lier les dialogues aux phrases tout en construisant une cathédrale de mots, sons et lumières, ce roman épique moderne rassemble toutes les forces contraires dont l’humanité s’est dotée pour nous offrir un récit explosif et jubilatoire que le plaisir de lire vous le fera avaler d’un trait, comme une goulée de grand cru de Bourgogne, à la poussière rouillée des buissons, un soir d’été, sur une terrasse oubliée des grands vents médiatiques.

 

Tout débute par la découverte d’un nouveau-né sur une décharge publique, puis tout se délite par la fuite du découvreur, ancien militant nationaliste ultra-violent, qui déclenchera une chasse à l’homme ridicule menée par un substitut dépassé par son code de procédure et l’omerta légendaire qui cimente les habitants de l’île de beauté. Trépidant récit qui se ponctue d’amertume, l’autre nom d’une nostalgie impossible en ces temps de normalité imbécile, car quel citadin continental peut comprendre l’âme insulaire d’un peuple fier et libre ? Si bien que les représentants de l’État seront toujours en décalage par rapport aux desseins autochtones, quand bien même les dérives mafieuses gangrènent la Cause. À tout le moins, laissons aux Corses la gestion de leur territoire loin des aspirations mercantiles des multinationales. Décriés les Corses, mais ne voulant à aucun prix disparaître dans le maelström ambiant de cette mondialisation consumériste qui détruit nos identités. Combien j’aurai aimé que les miens plastiquent les constructions de Pierre & Vacances qui ont totalement détruit le charme de la baie d’Agay (marina illégale selon le tribunal administratif de Nice mais jamais détruite, procédure engluée dans les recours sans fin). Tout le monde regarde ailleurs quand une bonne nuit bleue aurait expliqué à ces promoteurs véreux, à ces politiciens corrompus (qui se souvient que, le jour de l’inauguration, le chef du parti écologiste – mais aussi actionnaire intéressé du projet – se fit déposer en hélicoptère pour éviter de passer devant la presse tenue à l’écart en bas de la route ?) que l’on ne transige pas avec le patrimoine naturel sous couvert de faire de l’argent facile…

 

Société corse en miroir de nos déraisons sous l’aspect lilliputien d’un tout réduit sous cloche pour mieux observer le brouhaha de Caïns et d’Abels cravatés déchaînant leurs combats d’héritages ou de spoliations, de Sabines sur talons aiguilles faisant scintiller leurs bracelets d’ennuis conjugaux, de furies décolorées déroulant le fil de leur divorce, de curieux commentant les audiences avec un enthousiasme de chroniqueurs hippiques : cortège infini des déboires humains sous un soleil de plomb, cela rend fou, forcément. À trop vouloir se méfier des Arabes et des Sardes, on court vite à la dégénérescence du sang et les volets fermés dans les petits villages reculés n’avoueront jamais la consanguinité qui assèche les esprits, cette duplication de soi sans voir plus loin que la vallée. Dévorante entropie qui donnera naissance à des bataillons de clones : au cours des siècles des clans de clones faméliques quittant des tumuli de pierres, leurs maisons, pour dévaler leurs montagnes en hurlant. Des hordes brandissant les faux et les escopettes de leur unité pour accabler dix-sept envahisseurs d’une rage continue de clones. Aujourd’hui, des calques mâchonnant sur leurs bancs de vieillesse ou s’épuisant à des affaires violentes. […] Un chœur de clones contournant tous les pouvoirs, psalmodiant son ode de sarcasmes et de désastre […]. Comment, alors, ne pas avouer la faillite collective, totale et irréversible d’une île-nation perdue dans la dérive de sa révolte, tentative avortée de survivre malgré tout, quoi qu’il en coûte.

Mais pour quel dessein ?

 

François Xavier

 

Jean-Baptiste Predali, Nos anges, Actes Sud, coll. "Domaine français", février 2014, 192 p. – 19,00 €

2 commentaires

C'est très bien écrit, et on ne peut qu'être d'accord avec votre volonté que la magnifique Corse ne soit pas défigurée par le bétonnage intensif  causé par la corruption généralisée des élites locales et la pression des multinationales du tourisme.
Par contre, dire "Combien j’aurai aimé que les miens plastiquent les constructions de Pierre & Vacances" interpelle  à deux titres :
---Toute opinion est libre, mais je serais "Pierre et vacances" ou le procureur, vous seriez devant le tribunal illico pour apologie de terrorisme et appel à la violence. 
---Et puis, que n'allez vous le faire vous-même, (comme le Préfet Bonnet? ;^)  Il y a des moments ou les intellectuels engagés doivent se confronter au réel , comme Sartre en mai 68, et mettre la main à la pâte (au plastic, en l'occurence).  Ne vous vexez pas, mais lancer des fatwas de loin,  et envoyer les autres ("les miens") au casse-pipe explosif en restant au chaud reste quand même assez facile...

"quel citadin continental peut comprendre l’âme insulaire d’un peuple fier et libre ? ". C'est toujours très vexant de se prendre ce genre de propos dans la gueule, surtout quand on ne se reconnaît pas du tout dans une telle affirmation sans appel, généralisante et caricaturale. Citadin et continental, je ne crois  être ni totalement sans fierté ni aliéné, ni même suffisamment imbécile pour ne pas comprendre ce que je ne vis pas matériellement tous les jours.

 On se demanderait presque s'il n'y a pas là - peut-être inconsciemment - une volonté de rejeter l'Autre en le disqualifiant afin de rester bien tranquilles entre soi pour mieux le blâmer.
Dommage, car je comprends et soutiens la volonté farouche des Corses de vouloir protéger leur culture et leur nation (car, bien que citadin continental, je voyage, je rencontre des gens, je lis - et même des auteurs corses).