Annie Le Brun à l’ombre de la nuit

Annie Le Brun est certainement l’une des dernières voix libres de la littérature, on comprend alors pourquoi les médias généralistes ont tendance à l’oublier ; et les néo-féministes à la haïr : elle parle vrai !
Elle exprime sa créativité selon son désir, elle aborde le sujet qui fâche et assume sa féminité, ses envies, ses lubies et oriente sa plume dans la noire saveur du délice plutôt que la moraline actuelle… Il y aura toujours une enfant, livide et souriante, au fond de la forêt criminelle de vos érections.
Portée par les dernières années du surréalisme, Annie Le Brun choquera le bourgeois en lui renvoyant en miroir de ses livres l’impitoyable portrait d’un système hypocrite qu’il pensait éternel. Ses premiers textes de 1966-67 portent en eux l’explosion à venir de Mai-68, un doigt perpendiculairement enfoui dans mon sexe, il m’apprend la transe en danse. Ma vie est prompte à s’échauffer, je devins philosophe.
Voleuse de feu, Annie Le Brun le recherche à tous les coins de rue, ses promenades dans Paris suivant les flaques d’eau qui déroulent la ville entre ses jambes ; toujours en équilibre dans cette quête du mot juste, elle qui n’a rien à dire et encore moins quelque chose à dire, simple témoin d’un espace qui s’étire, se tord, file et disparaît, et qui essaie alors de témoigner, comme ces fous qui écrivent sur les murs du temps, par un poème, une élégie, que quelque chose, cependant, existe bien : le destin n’est qu’une perversion accidentellement déployée.
Voyage des mots au gré des visions, d’une ville à une cale sèche pour se protéger des claquements de dents des orages grandiloquents, où l’on découvrira des grappes de seins roux, de jeunes singes bleus du Togo, des enfants chromés sur une plage brûlante… esquilles d’une vie qui ne change encore que par à-coups, éclairs du désordre où chacun tente, vaille que vaille, de dessiner un parcours, d’inscrire une trajectoire sur les membranes de l’air : il reste des nuits à prendre impudemment contre un mur, des silences à affronter, des rues à deviner, des odeurs à toucher, des étés à étrangler…

Il y a des fesses belles comme l’ombre des pierres sous les pieds brûlants de midi, furtivement.

Ainsi, ressent-on à la lecture de ces recueils des années 1970, ce qui fait d’Annie Le Brun une poète ardente, et réouvre l’image trop réduite que l’on a d’elle bien souvent, à l’aune de son inégalable travail critique sur l’œuvre de Sade. La voilà, avec Joyce Mansour, au cœur d’un monde nouveau offrant des visions pour le moins singulières jaculées d’une voix propre qui déploie la subversion du regardeur jusque dans ses recoins les plus inavouables, car dans les déserts du rêve / l’anus voit. À l’heure du woke totalitaire, il apparaît donc indispensable de (re)lire Annie Le Brun, ne serait-ce que pour ne pas oublier d’où l’on vient, et surtout remettre au centre du jeu – comme cette fichue église au cœur du village – la liberté d’être et de s’exprimer sans compromission ; et au diable ce que peut en penser X ou Y. Choqué ? Alors bien fait ! Car, en réalité, ce serait plutôt frustré qu’il faudrait dire, tant nous nageons dans un monde crétinisé.
Voici donc un grand coup de balai donné au pays des béni-oui-oui et des bienpensants qu’il convient de saluer et d’inviter tout un chacun à découvrir sans plus tarder… au lieu de regarder Quotidien ou Cyril A. pour s’évanouir dans les blancheurs végétales de l’excès lent.

François Xavier

Annie Le Brun, Ombre pour Ombre, Poésie/Gallimard, janvier 2024, 240 p.-, 9,20 €

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