Détails d’Opalka : d’un blanc pictural à un blanc moral ?

 

Socrate a dit que l’on ne fait jamais qu’une seule chose si on est capable de s’accorder avec soi-même. Après quelques brefs errements à Lodz, Roman Opalka prit, en 1965, sa décision : un choix définitif, une voie radicale qui pourrait faire croire que, finalement, jamais il n’a peint : on dirait alors qu’il sculpta le temps dans une démarche que l’on associerait à une douce et absurde folie poétique, une utopie, en quelque sorte.
Ainsi, chaque nombre peint serait un nombre gagné et tout nombre, quel qu’il soit, ne serait jamais plus qu’une étape franchie, un objectif qui, sitôt atteint, serait déjà dépassé pour aller toujours plus loin…
Dans la douleur physique, la fatigue due à la crispation du bras qui peint et du poignet qui tient le petit pot de peinture, Opalka savoure l’émotion qui l’étreint, lui, l’homme debout, toujours, digne dans l’abnégation à porter son projet jusqu’au bout… de sa vie.
Avec l’objectif ultime de libérer la beauté dans le rayonnement de l’ultime tableau, blanc sur blanc, luminescence explosant dans la clarté révélée, témoin de ce parcours depuis la première toile, fond noir, écriture blanche, puis à chaque nouveau tableau, un pour cent de blanc ajouté dans le fond qui ira donc, à terme, rejoindre le ton des chiffres qui s’écrivent...

 

Mais avant, il y aura plus de deux cents toiles et près de quarante six ans d’effort (1965-2011), seul, dans son atelier, un enfermement volontaire, contrainte imposée par sa démarche qui associait aussi le silence puisqu’en peignant, Opalka égrenait chaque nombre dans sa langue natale, enregistrant sur bandes Revox cette litanie, champ du temps qui fuit, captant chaque seconde de cette interminable déroute.
Enfermé Opalka, hors du monde, peignant la nuit ou très tôt le matin, loin de tout pour être proche de l’essentiel, debout face à la toile, figé, déterminé : il fera de l’Aurige de Delphes son modèle, le symbole de la résistance du temps.

Après chaque séance de travail, il se photographie face à la toile, toujours la même pose neutre, la même chemise blanche (il en acheta un lot important), et toujours cette volonté de marquer l’effacement, la quête du temps dans la dilution programmée qui le conduit vers sa mort.

Quand je termine un Détail ou une Carte de voyage, j’ai peur d’exploser, peur de mourir car dans cet instant je suis hors de chez moi, hors de ma peau, tant que rien n’est commencé je ne suis pas là, dès qu’un nombre est tracé ça va mieux même si c’est encore trop peu : il me faut une ligne pour être de retour en moi.

 

 

Ne vous méprenez pas, et ne succombez point à la tentation actuelle du jugement immédiat et définitif. Si la plupart des artistes contemporains s’apprécient au premier regard, le ressenti que l’on éprouve face à une toile d’Opalka est aussi lié à l’intellect, donc à la détermination du regardeur à savoir prendre son temps, comprendre ce qu’il a sous les yeux, s’investir, c’est-à-dire donner de soi, dans cet extraordinaire dessein. Car, si regarder un Détail c’est voir une succession de chiffres peints en ligne très serrées, c’est aussi une manière de penser autrement, de s’ouvrir au regard que l’on peut avoir, de se laisser prendre au jeu du métronome, de subir la réaction que cela provoque. S’attarder plutôt que se détourner, chercher à rejoindre cette pensée tissée dans le temps, l’appeler art conceptuel si l’on veut en parler, mais jamais lui ôter sa poétique ambivalence. Car ce n’est pas une œuvre du désenchantement, nous dit Claudie Gallay, mais bien une célébration de la vie, de sa beauté, de sa brièveté.
Chaque toile est un écho de nos existences fragiles, vies minuscules mais magnifiques…

La rigueur extrémiste de ma proposition répond sans nul doute à la cruauté des contingences que l’histoire m’a imposées.

 

Si vous n’aimez pas, n’en dîtes point de mal, car Opalka a toujours été honnête dans sa démarche : il a parfaitement balisé le chemin qu’il comptait suivre, haussant son extraordinaire projet vers des sommets inégalés, projetant depuis sa jeunesse jusqu’à son dernier souffle ce questionnement essentiel vers le blanc final dans lequel scintille alors l’idée victorieuse – et admise – de l’irréversible fuite du temps. Les nombres alors comme témoins de ce sacrifice consenti dans la droite ligne de Dostoïevski : oui, seule la beauté sauvera le monde. D’ailleurs, Opalka n’était pas dupe, il savait que tout avait été représenté, et que l’absolu ne pouvait être approché, selon lui, que d’une seule manière : celle prise par Malevitch, Klein, Mondrian, Pollock ou Turner.

Mais, comme tout précurseur, les premières années furent terribles, aucune galerie, aucun marchand, seules les railleries saillaient la présentation des toiles ; puis petit à petit l’idée fit son chemin au point que les dernières ventes publiques ont adjugé les derniers Détails plus d’un demi-million d’euros pièce…

La peinture c’est de la philosophie en action.

 

De cette errance réfléchie, programmée, assumée, Opalka tisse le fil qui suinte de son âme, fil rouge dans des gammes de gris en écho de l’urgence d’aimer passionnément la vie. Une prouesse, un acte formidablement désincarné, loin d’une quête d’un quelconque sens mais un acte ayant du sens, ancré dans l’abnégation à continuer encore et encore, comme une obsession avouera-t-il : il ne pouvait faire autrement. Son travail répondait à la nécessité de constater notre inéluctable disparition.
De nous offrir un miroir, une surface pour méditer, inciter à plus de sagesse.

 

On m’a souvent cru prisonnier d’une idée, au lieu de percevoir cette libération totale que je vis de la recherche constante de l’illusoire nouveauté aussi bien que du toujours-mieux. Je préfère approfondir une seule chose, une œuvre.

 

François Xavier

 

Claudie Gallay, Détails d’Opalka, 10 photographies noir & blanc, Actes sud, coll. "un endroit où aller", avril 2014, 224 p. – 20,00 €

 

3 commentaires

on annonce que le catalogue raisonné est en préparation... une bonne nouvelle !

très singulier, étonnant, foudroyant même, cette Révélation qui se résume laconiquement dans la formule fourre-tout "art conceptuel" !
On pourrait prendre peur et se dire qu'une fois de plus, l'Art dessert les vrais "traducteurs" qui révèlent "notre vraie vie, la réalité telle que nous l'avons sentie"(comme dirait Proust) au profit de ceux qui s'improvisent indûment artiste à la moindre jambe tendue... Bref, ici chez Opalka, la Recherche est autre...  Grâce à ses Détails, le Temps devient lisible, aveuglant, spéculaire, interrogatif, philosophique... l'art dégagerait-il l'essence d'une réalité ? Une réalité brute, immédiate, que l'on fixerait sans artifice(s), sur une toile en une suite de chiffres ? Je suis intriguée par son oeuvre, à la fois ontologique (si j'ose dire) et artistique... un quelque chose rappelant  le Dasein  (être-là), qui se pose la question de l'être au sens d'existence, de présence... 
J'ai tout de même une question ; a-t-il peint ses suites de chiffres uniquement horizontalement ou également verticalement ?
Encore merci pour cet article qui m'a fait découvrir un artiste insolite...

























































































































































































Oui, les séries sont peintes uniquement de haut en bas et de gauche à droite, donc horizontalement et jamais verticalement...