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Le Houellebecq du XXIe siècle ?

À n’en pas douter, Clément Camar-Mercier a tenté le coup – sur un premier roman – et réussi son pari. La chronique sociétale de la fin du XXe est, sans nulle comparaison, Les Particules élémentaires ; et celle de la première moitié du XXIe sera Le Roman de Jeanne et Nathan. Mais, et c’est là que le bât blesse, il y a comme un goût amer, une drôle de sensation, une idée de sabotage, une erreur marketing flagrante qui, à vouloir trop bien faire en collant à la mode actuelle – erreur puisque les "d'jeunes" ne lisent plus –, va rendre difficile la propagation du roman dans le statut de classique. Car il va se frotter à un plafond de verre qu’il sera difficile de fracasser…
Tout d’abord, la couverture est immonde – d’autant plus navrant quand on connaît l’éditeur dont c’est l’une des originalités d’avoir de sublimes images, et là c’est totalement raté, has been, vulgaire.
Vient ensuite le titre, plus cul-cul tu meurs, Gombrovitch doit faire des saltos dans son cercueil, lui qui a tant de fois souligné cette tendance bien française : comment un éditeur peut-il penser qu’un titre aussi ringard, bateau, ridicule, puisse porter un tel livre, le servir et le démarquer ? Quand, au hasard et sans réfléchir bien longtemps, Fais-moi jouir (clin d’œil à la chanson de Patrick Coutin) ou encore La molécule essentielle auraient porté nettement plus haut le scandale, car il y a matière à. Nous y reviendrons.
Puis le nom de l’auteur : dans notre monde du flash, de l’instant, du marqueur, qu’a-t-il besoin de singer les femmes en portant un nom double et difficile à retenir ? Il n’y a que Dupont-Moretti pour oser telle ridicule posture, assumée, d’ailleurs, de wokisme à peine déguisé… Très important le nom : vous pensez que Destouches aurait eu la même carrière que Céline ? Il faut dire que l’ami Clément souffre du syndrome Yann Moix et donc, ne se prend pas pour n’importe qui : dans sa présentation il dit avoir écrit un roman nécessaire à la société, puisqu’il vous le dit, dans lequel il dénonce la mutation de la société de consommation vers la société de l’addiction ; et donc il a trouvé qu’une actrice porno et un cocaïnomane étaient les plus à même d’incarner son propos (sic). Vu comme ça, j’en connais qui vont raccrocher, ce qui serait une erreur tant le livre vaut le détour.
Enfin, il y a encore cette  présence juive qui s’invite comme si on ne pouvait s’en passer, pour une fois, présence qui bien souvent arrive comme un cheveu dans la soupe, donnant à la lecture une drôle de musique, mettant le lecteur face à un questionnement embarrassant ; et cela dès la page 8 quand Nathan découvrit que son frigidaire était devenu un rabbin transsexuel roumain dont le yiddish laissait pourtant à désirer. Où quand le deuil avait pour l’instant laissé intact ses habits. Des digressions inutiles qui plombent un peu.

Effectivement, n’est pas Houellebecq qui veut, mais après quelques évidences – déjà lues chez le premier – et un départ caricatural, Camar-Mercier parvient à imposer à la fois son style – on s’amuse plus à le lire que la plume trop neutre de Houllebcq – et son histoire, parfois un peu (trop) poussée vers la caricature. La star du X veut tourner une adaptation porno de Phèdre – Jeanne rêvant de jouer le premier coït au Paradis où l’existence est uniquement consacrée au plaisir, au désir, à l’amour et à la protection de la jouissance – quand Nathan poursuit une tentative de thèse en architecture tout en enseignant sous acide et en s’offrant quelques flirts ici et là avec ses étudiantes. Les points de vue micro et macro-ethnologiques se succèdent, plongeant la lecture dans des mondes interlopes qui se retrouvent inéluctablement derrière le même petit écran, avec cette finalité d’une tristesse totale sur la vacuité de ces vies martelées par les obligations. Ainsi, à force de se contraindre à, le sujet perd pieds, accepte l’absence de sens de tout ce cirque et succombe au seul carburant qui offre quelques plages de semi-liberté. S'amuser (ou tout le moins faire semblant), jouir et oublier ; puis recommencer. Via la drogue on croit se sentir autonome alors que l’on s’enchaîne au plus lourd des fardeaux. Et quand elle arrive à manquer, tout s’écroule…
Vous n’oubliez jamais le manque, vous venez le combler avec d’autres addictions moins morbides (groupes de parole, sport, antidépresseurs, bénévolat, […] etc.), mais vous ne l’oubliez jamais. Il est là, il vous obnubile à chaque seconde : toute votre vie vous demeurez ce que vous avez été et vous passez d’une dépendance à une autre. L’histoire continue. Le manque de drogue reste une métaphore de la vie, aggravée, accélérée. Tout le temps combattre.
Il y a de quoi être tout le temps fatigué, quand on y pense ; d’autant que l’on ne peut plus se raccrocher à une quelconque spiritualité depuis que Dieu est mort – sauf à tomber dans le dogmatisme rigoureux de l’extrémisme religieux : enfin conscient que la grandeur des hommes résidait dans leur capacité à plier les genoux. Alors ça sera l’auto-contrôle, le coach du bien-être, l’hypocrisie absolue dans une relation sociale dévoyée… Comment, dans ces conditions, continuer à vivre ? Camar-Mercier propose l’amour, on se retiendra de s’esclaffer et on mettra cela sur son jeune âge, tant ce concept a depuis démontré ses limites et tout le cynisme qu’il contenait…
Conscients d’avoir atteint leur limite, mais sans le moindre regret d’avoir connu les chemsex et autres folies sous dépendance, nos deux anti-héros vont s’offrir une cure de désintox dans une belle clinique à Neuilly. Quitte à sortir du cirque, autant que cela se fasse dans de bonnes conditions. On s’épanche un peu chez le psy, on hurle dans la nuit faute de substance adéquate, Jeanne boude quand Nathan sombre, entre deux parties de bébé-foot, dans la manie de noter tout et rien, il écrivit plein d’autres choses qu’il ne ferait pas et se souvint de Schindler : cette liste, c’est la vie. Comme d’habitude, il en faisait trop. Comme l’auteur… mais ne sommes-nous pas tous pareils ? Ambigus, têtus, égoïstes quand on devrait apprendre à aimer nos semblables, sinon tout est perdu car si le passé ne se jette pas, il s’oublie à la rigueur mais jamais ne se réinvente : sans passé point de présent donc aucun avenir !
À l’exemple d’un Franck Lloyd Wright – que découvre Jeanne durant son hospitalisation – qui, de sa maison sur la cascade ou dans la prairie, démontre son concept de bâtisses construites sur un germe qui doit croitre et s’imbriquer dans la nature, la respectant au lieu de la soumettre, les deux jeunes gens vont s’imposer un amour fou, hors norme et s’enfuir. La confrontation avec le monde, à n’importe quel prix, plutôt que de continuer à tourner en rond. C’est quand même plus fun quand tout va mal ; c’est à peu de choses près ce que certains Libanais m’ont avoué au sortir de la guerre. Jamais ils n’avaient ressenti une telle liberté de vivre, une telle jouissance de l’instant que les quelques heures volées durant les combats pour aller danser au Byblos trente mètres sous terre ou folâtrer avec sa dulcinée…
Après avoir volé une voiture pendant le confinement, les deux amants filent dans le pays de Loire et atterrissent chez un vieux paysan qui n’attendait que cela pour leur laisser une de ses vieilles granges abandonnées. Retapée en un tournemain les voilà babas cool loin de tout… Mais à force d’inaction derechef le couple s’ennuie – on ne peut pas faire l’amour toute la journée même si on a décidé de s’aimer coûte que coûte à la folie – et à force de mauvais rêve – Jeanne se voit récupérer la valise de Walter Benjamin, clin d’œil au Livre des passages qui aborde la sociologie de l’histoire – la voilà qui veut créer un parti politique et se présenter aux présidentielles… avec son étiquette d’ancienne star du X, tu parles ! La fin claque comme une évidence, on a bien coulé l’île aux lendemains, comme dit la chanson, et tant pis, l’Homme est ainsi fait et ne changera pas de sitôt. D'où l'impérative fuite vers des lieux inhabités pour recouvrer l'harmonie de la Nature...
La littérature porte en elle sa propre essence et impose de différencier l’auteur de son œuvre ; ainsi on doit lire ce premier roman si audacieusement lucide… mais pour éviter de se flinguer, on enchaînera de suite avec Toute la beauté du monde, parue chez le même éditeur, comme quoi…

François Xavier

Clément Camar-Mercier, Le Roman de Jeanne et Nathan, Actes Sud, août 2023, 352 p.-, 22,50 €

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