L’Humain : entre nuit & brouillard, seulement ?

Écrire ou ne pas écrire après la Shoah ? Adorno (qui interdit tout poème posthume classifié de barbare) vs Jorge Semprun (qui prédit qu’il restera des livres) : querelle de bac à sable tant semble illusoire le concept d’un arrêt de la création artistique, de la parole, de l'obligation de mémoire ; pour cela s’en remettre aux travaux d’Hannah Arendt qui, par le subtile jeu des nuances, éclaira au plus juste la réalité complexe de la perversité nazie ; laquelle fut définitivement mise à nu par Serge André, dont Le sens de l’Holocauste brisa son âme et lui prit la vie – preuve que s’approcher trop près du Mal est tout aussi dangereux que d’aller voler sous le soleil… 

Les textes et ouvrages réunis dans ce volume de la Pléiade ont été publiés en français entre décembre 1945 et 1994 : cinquante années sur la mémoire des camps nazis, et toujours ce manque de mots pour exprimer la démolition de l’homme par l’homme. Écrire pour approcher la justesse du moment, témoigner et garder la mémoire, avec ou sans la littérature ? Seuls les historiens, les philosophes seraient autorisés à prendre voix ou tout le monde est appelé à ce grand concert de l’Histoire pour que l’espoir de la vie l’emporte sur la damnation. Par littérature il faut comprendre une conscience et une subjectivité réfléchies dans la quête du mot juste. 

La force de la Littérature – et donc de la langue, ce français sans point médian désormais cible d’un wokisme immonde – réside dans cette particularité unique de dépeindre, par le truchement des mots pris dans un sens bien précis, gravant un style sur des faits, ouvrant par la beauté, la fluidité de la musique ainsi créée, une approche d’autant plus redoutable qu’elle est plaisante à lire alors que le factuel est au-delà de toute horreur possible. Et pourtant, c’est la stricte vérité que l’on découvre. Avec elle cette folie inhérente à l’Homme de savoir percevoir malgré tout l’once paisible d’une forêt sous la neige, d’un reflet de soleil, d’un jeu de rôles parmi les prisonniers ; le superflu et la rythmique des gardes, engoncés dans une trame sur-jouée, rendant surréaliste la scène d’arrivée au camp… mais nous ne sommes pas sur une scène de théâtre mais bien à Buchenwald.  

Pour Jean Cayrol, la littérature, qui achève de vivre dans les derniers soubresauts d’un capitalisme intellectuel ruiné et qui n’a jamais assez de sources pour tous ses écrivains ignorés ou révélés, ne peut-elle en connaître elle aussi les effets les plus enrichissants, se renouveler par cette intime filiation, avec cette effervescence démoniaque, et esquisser en quelque sorte un romanesque concentrationnaire, créant ainsi les personnages d’une nouvelle comédie inhumaine, c’est-à-dire, pour prendre un mot à la mode, un réalisme concentrationnaire dans chaque scène de notre vie privée ? 
Les adversaires du passe-sanitaire et des confinements successifs que nous avons subis s’y reconnaîtront… Nonobstant, ne confondons pas les tentatives d’intrusion dans notre vie privée par l’ère du numérique et la politique hygiéniste actuelle avec l’apogée du mal absolu, voire éternel, comme le nommait André Malraux. 
David Rousset fut le premier à porter la plume sur ses plaies, avec une fausse désinvolture pour tenter d’imposer une distance afin de se préserver ; ainsi il croquera cette scène quelques mois seulement après sa libération dans La Revue internationale, on la lit bien au chaud dans son fauteuil : qu’en retenons-nous réellement ? 
La porte du réfectoire s’ouvre en bourrasque sur trois infirmiers qui se précipitent, mannequins comiques et agités, bousculant les tables désertes. Le premier au hasard laisse une balafre jaune sur le bras, le second pique, pique, pique comme une perceuse mécanique. Du travail aux pièces et vite, très vite fini. Jamais l’aiguille n’a été stérilisée. 

Comment écrire l’inconcevable ? Avec la précision de Robert Antelme ou la hauteur poétique de Charlotte Delbo ?
La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. Ils regardent et ils sont éprouvés par la désolation autour d’eux. 
Le matin la brume leur cache les marais. 
Le soir les réflecteurs éclairent les barbelés blancs dans une netteté de photographie astrale. Ils croient que c’est là qu’on les mène et ils sont effrayés. 


Il n’y aura jamais d’oubli, la plaie sera béante pour les siècles des siècles, d’autant que depuis 1967 s’est développée une Shoah business au détriment du devoir de mémoire. Menée par Elie Wiesel dont les manigances et ses conférences hors de prix montrent le vrai visage d’un homme qui a basculé dans l’idéologie. Norman Finkelstein explique fort bien dans L'Industrie de l'Holocauste cette politique indécente pro-Israël menée en détournant l’image de la Shoah, l’enfermant dans une unicité derrière laquelle il dénonce une revendication à l’unicité des Juifs qui est, pour l’auteur, une mystification, intellectuellement vide et moralement indigne. En effet, il est désormais interdit de comparer nazisme et communisme, Auschwitz et Hiroshima, génocide juif et génocide arménien. Le dogme impose aussi ses escroqueries intellectuelles et ses porte-paroles, dont le premier d’entre eux, Elie Wiesel et ses conférences à 25 000 dollars (plus la limousine et le chauffeur) incarnent un cynisme indécent.

Raison de plus pour rester ici dans les seuls témoignages, loin des propagandes politiques, cette mémoire écrite des camps, pour ne pas renoncer au devoir de mémoire tout en restant digne, et en contredisant la maxime de Wittgenstein, de taire ce que l’on ne peut dire ; mais, au contraire ! de trouver une voie pour le faire sentir, pour en montrer quelque chose et inciter du moins à le concevoir, faute de le faire éprouver vraiment. Pour cela, il ne fallait pas uniquement s’en tenir aux faits mais bien composer, orchestrer le récit, recourir à une forme d’imagination, comme le souligne Robert Antelme.
Il fallait donc accéder à la littérature : rappelons, conclut Dominique Moncond’huy, dans son Introduction, que David Rousset ne put dire les camps qu’en ayant recours au prisme de Jarry et de Kafka, que Jean Cayrol, découvrant l’univers concentrationnaire, reconnut ce qu’il avait lu chez le même Kafka et se crut transporté dans son univers de fiction : par une forme de paradoxe, la littérature antérieure aidait à lire ce monde inouï, nouveau à leurs yeux ; elle offrait des modes de lecture de ces réalités inimaginables, comme si leur représentation ne pouvaient finalement s’élaborer qu’en recourant pour une part à des références littéraires antérieures. Jean Starobinski, comme stupéfait, l’affirmait dans un texte daté d’août 1944 : En accentuant, sous la pression d’un inconscient redoutable, les images de 1913, Kafka produit le monde de 1944. 


François Xavier 

Dominique Mondond’huy (sous la direction de), L’Espèce humaine et autres écrits des camps, préface d’Henri Scepi, coll. La Pléiade n°660, Gallimard, octobre 2021, 1696 p.-, 65 € jusqu’au 31 mars 2022, puis 71 € 

Ce volume contient :
David Rousset : L’Univers concentrationnaire. François Le Lionnais : La Peinture à Dora. Robert Antelme : L’Espèce humaine. Jean Cayrol : De la mort à la vie –  Nuit et brouillard. Elie Wiesel : La Nuit. Piotr Rawicz : Le Sang du ciel. Charlotte Delbo : Auschwitz et après : aucun de nous ne reviendra – Une connaissance inutile – Mesure de nos jours. Jorge Semprun : L’Écriture ou la Vie.

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