Monsieur Toussaint Louverture... éditeur 1/2



Dominique Bordes, vous dirigez depuis plus de cinq ans Monsieur Toussaint Louverture : un drôle de nom pour une maison d’édition. Est-ce à dire que cette "entreprise éditoriale effrontée (et non effondrée)" entend mettre les pieds dans le plat ? 

Dans le plat, je ne sais pas, mais éviter la platitude, oui, autant que possible. Et déjà par le nom de la maison d’édition... qui n’est pas venu par hasard, mais a été plus ou moins pensé, élaboré, à l’issu d’un diabolique processus marketing : bien avant que le projet ne démarre, que je sache exactement ce que je voulais publier, j’étais à la recherche d’un nom de structure fort, poétique et évocateur. Les contraintes étant qu’il devait s’agir d’un nom et d’un nom commun à la fois, qu’il y ait un titre au début (Madame, Sir, Monseigneur, etc.), qu’il ne devait absolument pas s’agir de mon nom, mais d’un nom de personne (imaginaire ou réelle) et pas d’un concept, quelque chose qui puisse servir d’étendard à toutes sortes d’envies. Quand j’ai exposé tout ceci avec ma clarté habituelle aux personnes qui m’entouraient, elles m’ont demandé : "Mais de quoi tu parles ?" Alors, je reprenais mes laborieuses et fiévreuses explications, pour finir par m’entendre dire : "Mais donne-nous un exemple !" Et le seul exemple qui me venait était : Monsieur Toussaint Louverture. Jamais je n’ai trouvé mieux. J’ai bien penché pour un "Monsieur Félicité Tonnerre", mais je ne suis pas très félicité, comme garçon.


Et voici une belle photo de Dominique Bordes pour illustrer notre entretien... Ah, non ! Tiens, il s’agit de Frederick Exley. Bon, passons. Monsieur Bordes, dîtes-moi, vous êtes un éditeur révolté ou révolutionnaire ? 

J'aimerai être les deux, mais pense, en toute honnêteté, n’être ni l’un ni l’autre. Je suis un peu en colère, mais ça ne se voit pas, ou alors seulement quand je suis de mauvaise humeur (ce qui arrive assez souvent en fin de compte). Je suis en colère quand je vois les livres qui sortent : il y a la fois tellement de choses étonnantes, de textes superbes et de superbes livres, et tellement de livres avec si peu d’intérêt, faits avec si peu de passion et qui occupent tant de place dans la tête des gens, et ça me met en colère. Je suis en colère quand je vois tous les livres que j’aimerais publier et qui sont publiés avec talent par d’autres ; au fond de moi, je bous. Enfin, je suis en colère quand MTL est sur un projet et que je ne peux continuer de suite, car les sommes en jeux sont trop importantes ! Trop importantes ? Mais où allons-nous ?


Le siège est à Toulouse. Est-ce un clin d’œil à l’image d’une célèbre chanson, mixte du "Champ des partisans" et d’un refrain un peu rap, propulsée en tête des ventes par une bande de jeunes toulousains très "motivés" ? C’est la ville qui veut ça ? 


La ville est étonnante, pleine d’initiatives, énergique, mais il n’y a malheureusement aucun lien avec mon travail. Je travaille trop pour faire en sorte d’investir vraiment comme je le souhaiterai cette ville ou une autre. Mon projet de départ était de lier une structure éditoriale à toutes sortes de projets culturels et sociaux. 
Mais publier des livres est un enjeu tellement grand et quand on le fait comme moi (de façon obsessionnelle, pointilleuse et quelque peu en colère), on est en fin de compte assez seul. Et quand on est assez seul, on a du mal à construire des ponts vers d’autres activités (CQFD). Néanmoins, je m’efforce, même quand je suis débordé par une publication, de rester ouvert aux collaborations qui sont au cœur du projet éditorial de Monsieur Toussaint Louverture. Je pars du principe qu’on ne peut pas avoir toujours les bonnes idées (en fait, je pars du principe que JE ne peux pas avoir toujours de bonnes idées, surtout moi) et comme l’édition se nourrit essentiellement de bonnes idées, je tends souvent les bras vers des gens qui me semblent bien plus compétents que moi, et j’essaye de leur proposer de travailler sur une publication pour laquelle je sens que ça va coller. 
Il m’est ainsi arrivé de partager le rôle d’éditeur avec d’autres éditeurs de passage (des auteurs ou des éditeurs en devenir), de leur laisser les commandes en tant qu’éditeur invité ; j’aime faire ça aussi avec des artistes et illustrateurs qui apportent une véritable fraîcheur dans la manière de voir les livres. 
Mais les collaborateurs centraux, les plus importants, sont les auteurs eux-mêmes, qui sont d’une énergie créative folle, et pas seulement sur leurs propres projets. Les auteurs sont à la fois source de bonheur et de problèmes, ils ouvrent des pistes, mais on ne peut que rarement aller jusqu’au bout de leurs idées éditoriales et Dieu sait si j’essaye d’aller loin... Mais je m’égare.


Paris est désormais un cercle trop prétentieux pour se lancer dans l’édition ?


Je ne crois pas, mais malheureusement beaucoup de choses se passent à Paris qui ne se passent pas à Bordeaux, Marseille ou Strasbourg. Les médias sont regroupés dans la capitale et peu de journaux se situent en province. Cela forme un milieu - car l’édition et la presse sont souvent mêlées - très dense et pesant, à mes yeux plus chronophage et ennuyeux qu’autre chose. Et je ne souhaitais pas habiter cette ville. Néanmoins, il y a des éditeurs parisiens indépendants ou des éditeurs parisiens dans de grosses maisons d’édition qui font un boulot extraordinaire, qui se lancent dans des projets qui m’épatent et forcent mon respect (Laure Limongi, Claro au Cherche Midi, Frederick Cambourakis, Jérôme Schmidt chez Inculte...) Je me bats pour que l’acte d’édition soit pris en compte comme un acte de création, et qu’elle soit parisienne ou en province n’y change rien... C’est juste qu’à Paris, il y a plein de Starbucks Café, et ça, c’est tip top.


Vous êtes donc un téméraire. Ça fait plaisir à voir, un peu de sang neuf au pays des barons malfaisants, des fils de famille et des entrepreneurs mal élevés. Et vous ne manquez pas d’humour : de votre "catalogue borgne pour lecteurs n’ayant qu’un coup d’œil à offrir" à la pastille sur le quatrième de couverture qui stipule "qu’à ce prix-là, vous auriez bien voulu nous offrir l’amour, mais l’imprimeur n’en avait plus", on sent que vous cultivez le décalé. Pas peur d’en faire trop ?

Si, bien souvent d’ailleurs. L’idée est de trouver le juste équilibre entre ce qu’il faut d’adresse aux lecteurs pour leur dire qu’ils ne sont pas pris pour de simple consommateurs, et le respect de l’auteur, sur lequel il ne faut pas déborder. 
J’aime la prise de parole éditoriale, j’aime m’adresser aux lecteurs d’une façon ou d’une autre, je pratique parfois et peut-être à tort l’édition comme d’autre jouent de la musique. Ma partition, c’est le texte de l’auteur : à moi d’amener celui-ci à travailler au maximum sur son œuvre pour que je l’interprète au mieux. Car un livre n’est pas défini d’avance : c’est un processus, au texte s’ajoutent des idées, du talent, de l’argent et du blabla. Et j’avoue, que j’aime beaucoup ce blabla, même si fondamentalement, il est inutile, racoleur et profondément marketing (méchant blabla). 
Sur notre dernière publication, Zuleika Dobson, qui est un texte formidablement écrit, une sorte de perle classique, âgée quasi d’un siècle et qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, drôle et magnifiquement retraduite, j’ai préféré écarter au maximum les commentaires éditoriaux, je n’en ai conservé que deux, un que vous citez, sur la quatrième à côté du prix, et l’autre qui est beaucoup plus perfide et se situe dans l’achevé d’imprimé, qui dit que- (je préfère vous laisser la surprise).


Permettez-moi un gros mot : quelle "cible" visez-vous parmi les lecteurs potentiels ?


Difficile à dire, j’essaye toujours de publier un livre que j’aimerais, en tant que lecteur, découvrir par hasard, et me dire : "Tiens, ça c’est une découverte." Et si je devais résumer en utilisant le même gros mot, ma cible principale serait le lecteur qui ne serait pas intéressé par mes livres. 
Le lecteur que j’essaye par tous les moyens de capturer, c’est celui qui me tourne le dos.


François Xavier

Propos recueillis par échanges de courriels entre le 10 et le 25 juin 2010.


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